Entretien avec Philippe Cyroulnik, février 1998

1-Tes sculptures résultent d’un choix de matériaux et de formes préexistants ; en quoi ce choix se différencie-t-il des ready-made ?

Mes sculptures sont « ready-made » au sens banalisé du terme : ce sont des pièces seulement choisies, sans aucune intervention de ma part. Au sens précis du concept, elles ne sont pas des ready-made dans la mesure où elles ne sont pas fabriquées d’une part, dans la mesure où elles sont uniques d’autre part. Le ready-made duchampien est un objet manufacturé produit en série, donc construit et éventuellement composé (y compris par l’artiste lui-même). A l’inverse, mes pièces relèvent toujours du domaine des matières premières et en ce sens rejoignent la sculpture qui est toujours faite à partir d’un matériau donné. C’est pourquoi je les baptise systématiquement « sculptures » ; c’est pourquoi je me définis comme « sculpteur ». Finalement, je préfère me référer aux mégalithes (qui existent aussi bien en Corée qu’en Bretagne) plutôt qu’au ready-made. Pour les artistes de la préhistoire, il s’agissait de choisir des pierres, les déplacer et les installer.

Sur le plan du sens il y a une plus grande différence. Chez Duchamp, le sens d’un ready-made est indirect, intellectualisé, relié à une culture historique. Mes sculptures fonctionnent de façon directe au niveau de la présence de l’objet lui-même.

2-Tu parles à propos de tes sculptures de prélèvement d’un fragment de nature. Or ce fragment de nature a déjà été transformé par l’action de l’homme. Est-ce cette transformation qui t’intéresse ?

Mes pièces sont comme un fragment de la nature dans le sens où elles montrent un état transitoire qui évoque les processus de la transformation de la matière liés au temps, à l’entropie. Les matières qui se trouvent dans un état transitoire n’ont ni but ni fonction : issues d’une procédure, elles disparaîtront par une autre procédure. Elles existent par la nécessité même de la transformation. Quand il y a formation, il y a aussi disparition. Les matériaux qui m’intéressent révèlent ce double aspect.

4-L’intention passe chez toi par un retrait du faire, qu’il relève du modelage ou de la taille directe. On peut évoquer à ce propos le non agir de Lao Tseu. Pourrais-tu nous parler de ce paradoxe apparent d’une sculpture qui en passe par le «non faire » ?

A priori on considère qu’il faut une maîtrise parfaite de la part de l’artiste. Depuis toujours l’artiste développe des techniques souvent complexes pour matérialiser son concept. La création passe par cet artifice du langage. Paradoxalement, j’évite l’une et l’autre et je substitue une attitude passive au comportement habituellement actif de l’artiste. Pour moi, le non agir, c’est simplement prendre ce qui est là et c’est l’acte le plus simple pour comprendre la nature. Cet acte primaire signifie beaucoup plus que l’action de sculpter qui reste très liée à des problèmes de technique et de virtuosité. Prendre tels quels des fragments de matériaux prélevés dans le cours d’un processus de fabrication industrielle, donc immobilisés à une étape de leur transformation, cela manifeste une non volonté de les fabriquer. Par leur simple mise en place dans l’espace, les fragments que j’ai choisis existent sans autre sens que celui d’être là.

Mon intention en posant une problématique de la sculpture, concerne la relation entre le monde fini et la nature infinie. J’ai un projet utopique depuis longtemps : faire un alignement avec des blocs métalliques provenant du monde industriel. Pour moi l’attitude des peuples qui ont érigé les menhirs est exemplaire par la compréhension de la nature qu’elle révèle et par sa simplicité. Ils ont produit du sens en choisissant, en déplaçant, en installant des pierres énormes qui se sont formées par le temps. L’alignement des pierres permet d’occuper l’espace et engendre une unité de la forme avec des pierres néanmoins informes.

5-Si tu n’interviens pas sur le matériau tu le choisis. On peut distinguer schématiquement trois moments : le choix, le retrait de la forme de son lieu d’origine et enfin la décision de la revendiquer comme sculpture. Comment se jouent ces temps différents et ces décisions ?

D’une manière générale, je choisis des blocs de métal massifs. Je n’ai pas de critères rationnels systématiques. Il s’agit plutôt d’une rencontre. Le bloc choisi ne devient pas obligatoirement une sculpture ; il faut d’abord un temps plus ou moins long qui passe en général par des manipulations. On entre ensuite dans la phase de mise en place qui est déterminante car l’œuvre s’achève quand s’établit une correspondance avec l’espace. La relation entre le plein et le vide doit engendrer à la fois une tension et un calme. La sculpture existe par cette combinaison entre un espace et un bloc de matière.

Contrairement à la violence de la manipulation qu’elle implique, la sculpture doit avoir simplement sa présence réelle et engendrer son propre silence. L’œuvre ne doit pas s’imposer ; elle ne doit pas être troublante, ni spectaculaire pour que le spectateur puisse trouver un calme propice à la contemplation.

L’œuvre ne représente pas l’image d’un objet ; elle se représente elle-même. Elle trouve sa vie par le déplacement du spectateur dans l’espace. Cette situation forme un ensemble qui lui donne existence.

Je travaille actuellement sur un projet qui consisterait à installer de façon permanente un certain nombre de pièces dans des espaces dont l’architecture même serait maîtrisée afin d’obtenir les meilleures qualités spatiales. L’ensemble serait lui-même envisagé dans un site cohérent avec le sens général de mon oeuvre. Je pense avoir trouvé l’endroit juste…

6-Qu’en est-il de l’énergie dans ta structure ?

C’est la masse qui est le contenu de ma sculpture. Le poids, la haute densité du métal, expriment la concentration. La force, l’énergie qui sont intériorisées dans la masse se dégagent vers l’extérieur.

7-Comment se noue la relation entre l’énergie de la forme et le non agir dans ton œuvre ?

Le non agir ne concerne que la fabrication de l’objet, sa forme, mais cet aspect ne représente qu’une partie de la sculpture. Toutes les autres phases du travail sont très actives au contraire. Les manipulations, la mise en place ne sont pas des tâches techniques mais des opérations qui influent sur le sens : elles impliquent des décisions déterminantes. Ce n’est pas moi qui donne l’énergie à ma sculpture ; mon travail consiste à extraire l’énergie potentielle du bloc métallique, à la faire apparaître par sa mise en espace.

8-Pourrais-tu évoquer les rapports entre le fini de tes formes/sculptures et l’infini de la matière nature ?

Par définition, je choisis mes pièces dans un état fondamentalement et totalement non-fini par rapport au concept artistique de finition. Ce non-fini évoque l’instabilité, le changement potentiel sur le seuil duquel l’objet entier est situé. Cet état limite renvoie à l’idée de l’infinité, c’est à dire la transformation perpétuelle.

9- Tu as déjà investi des lieux avec des matériaux (ex : fenêtre de l’atelier obstruée par du métal, volume de fil de cuivre installé dans une excavation peu profonde du sol à la Jeune Sculpture). Ces œuvres sont-elles devenues autonomes ou relèvent-elles d’une relation au lieu différente par rapport à tes autres sculptures ?

Tu évoques là des travaux assez anciens qui remontent aux années 85/86. Ces œuvres étaient plutôt in situ. Elles avaient été conçues par rapport à des éléments architecturaux pouvant jouer le rôle de contenants ou de cadres trouvés. Le caractère du lieu, les dimensions et les emplacements des niches ou des creux ont déterminé le choix des matériaux que j’y entassais. J’ai choisi des matériaux de récupération parce qu’ils sont porteurs d’une charge affective forte, presque magique, qui évoque les origines de la matière. J’ai supprimé toute référence à l’objet implicite pour éviter l’anecdote, le particulier, le descriptif. J’ai recherché la plus grande unité plastique, une concentration très dense des éléments, une cohérence au niveau de la texture du matériau. Mon intervention concernait essentiellement la dynamique de la mise en place et la maîtrise des échelles.

Leur relation au lieu est donc spécifique. Toutefois, elles ont aussi leur autonomie dans la mesure où elles peuvent être « rejouées » à la manière d’une partition musicale dans d’autres lieux. Ces pièces correspondent à un moment bien défini de mon évolution.

10-A la différence de tes sculptures il y a une très grande présence du faire dans tes dessins c’est même le lieu ou ton application physique est la plus forte. Pourrais-tu nous parler de cette symétrie et de la différence qu’il y a entre tes dessins et tes sculptures ? En effet celui qui découvre ton œuvre est fréquemment surpris de ce paradoxe que tu lui proposes d’une sculpture sans action et d’un dessin lieu de l’action.

Comme je l’expliquais précédemment, les sculptures mettent en jeu un investissement physique souvent violent même s’il n’est pas visible. A l’inverse, les dessins sont beaucoup moins physiques qu’ils n’y paraissent : ils sont essentiellement le résultat d’une concentration intense. Comme pour la sculpture, la forme est le résultat d’un « laisser-aller ».

L’économie de l’actif et du passif est inverse dans le dessin par rapport à la sculpture. Il y a une sorte de symétrie entre les deux activités. Il en va de même dans tous les phénomènes de l’univers où cette dialectique est inévitable. Ma problématique s’est constituée à partir de cette question.

11-Tes dessins jouent sur la concentration et l’expansion de la forme. Supposent-ils un temps préalable à leur exécution ? Quelle est la part du hasard dans leur réalisation et enfin comment se nouent les relations ou les oppositions entre la maîtrise et non maîtrise en eux ?

Au moment de dessiner, je prends la décision de donner un certain mouvement. Je l’induis, je le laisse se faire seul. Je ne dessine jamais en prévoyant le résultat. Je n’ai pas l’intention de maîtriser, j’essaye seulement de me concentrer. Par exemple quand je dessine en répétant le mouvement de spirale, pendant ce temps très bref j’ai le sentiment que la concentration me surpasse. J’ai l’impression de perdre presque la conscience. Cela donne un résultat inattendu.

La concentration au moment voulu, la force et la vitesse du mouvement, la quantité d’eau versée et la quantité de pigment du bâton fondu ne sont jamais calculées ou mesurées par avance. Tous ces éléments permettent d’obtenir la trace de l’ensemble. On peut considérer le contour de la masse dessinée et les giclures comme le fait du hasard. Si je prévoyais trop le résultat, si j’en calculais tous les effets, le dessin serait sans tension, sans intensité, sans fraîcheur. Justement cette volonté de laisser une partie s’organiser d’elle-même me permet d’obtenir des dessins spontanés, non-figés.

En 83 et 84, j’ai fait des dessins tridimensionnels en fil de fer, en corde de piano, en plomb etc. J’ai cherché à comprendre les propriétés spécifiques du matériau pour qu’il se libère de lui-même.

Je ne considère pas que le résultat obtenu est issu d’un pur hasard. Je vois cela comme une sorte d’intuition en relation avec ce qu’on appelle «le souffle vital» dont on parle dans la conception philosophique chinoise de l’univers.

12- Qu’est-ce qui te fais accepter ou refuser un dessin ?

Principalement, c’est la relation entre le plein et le vide qui est déterminante. Si l’élément graphique est satisfaisant en lui-même, il arrive qu’il soit dans un rapport incertain avec le blanc du papier. Quand j’utilise des formes qui remplissent la surface, la gestion de cette relation est plus simple. Cela devient complexe quand la part du vide est très développée, dans les dessins de spirales en particulier où le moindre événement plastique au cours de l’exécution va jouer un rôle important. Il suffit alors de très peu pour que la pièce soit réussie ou ratée. En fait, je crois que la réussite est surtout liée à l’intensité de ma concentration ; pendant l’exécution je sais déjà presque toujours si le dessin va être réussi ou raté.

13- Comment choisis-tu pour tes dessins ton support et ton médium ? Le format a t-il une importance ? Quelles sont les conséquences que ces différents paramètres peuvent avoir sur ton travail ?

Depuis que je fais des grands dessins, mon support et mon médium n’ont pas beaucoup changé : c’est principalement du pastel tendre. Le pastel tendre offre le noir le plus profond et le plus intense qui soit tout en étant d’une matité très évidente. Il est impossible de trouver ces deux caractères dans les autres médiums. J’utilise le pastel d’une façon assez particulière qui fait intervenir d’une part le bâton de pigments, d’autre part de l’eau. C’est une sorte d’interpénétration du liquide et du solide qui se réalise pendant l’acte. Mon support est du vélin d’Arches épais qui accepte facilement la charge liquide et qui absorbe correctement les pigments.

Mon format préféré, presque toujours identique, est lié à l’échelle de mon corps et à l’ampleur de mon champ visuel, sachant que je dessine à l’horizontale, dans une position fixe. Je ne cherche pas un développement de l’espace ; j’essaye de me situer dans un espace donné.

Il m’arrive d’utiliser d’autres matériaux comme le bâton d’huile ou l’encre. A chaque médium correspond une manière de dessiner particulière, car chaque matériau a sa propre logique et induit son propre langage.

14- Par certains aspects, tes dessins mobilisent des procédés propres à l’art contemporain et à l’art traditionnel oriental (automatisme, calligraphie). Il n’y a pourtant ni écriture ni représentation. Est-ce le fait que ce qui les porte semble être l’énergie d’une pensée et du corps prenant forme ?

Ce n’est pas à proprement parler l’énergie du corps, ni celle d’une pensée, mais plutôt une vitalité qui émerge. Ce que je représente dans le dessin, c’est l’action instantanée dans le moment même, la présence du plein et du vide, la tension et la libération, la rapidité et la lenteur, la violence et le calme. Il n’y a ni image, ni thème. Il y a un mouvement, en train de se transformer, au seuil d’une transformation autre, comme dans les sculptures.

15- Qu’est ce qui t’as fais éliminer tout autre rapport de couleur que celui du noir et blanc ?

Je ne me suis pas du tout posé le problème de la couleur car la question était : que devais-je dessiner ? J’ai pris le papier qui est généralement blanc et un outil comme l’encre ou le crayon qui sont généralement noirs. Ce qui n’était au départ qu’une donnée, je l’ai par la suite pleinement assumé en accentuant cette opposition. En fait, les deux couleurs étant violemment opposées, je les conçois dans une sorte d’affrontement qui rend l’exercice plus intense.

Très récemment, j’ai utilisé un pastel noir et un pastel blanc pour travailler un même dessin ; cela produit des gris qui rendent plus lisibles l’action qui produit le dessin…

16- Comment se posent dans ton œuvre les relations entre la pensée orientale et l’expérience formelle et théorique de l’art occidental ?

Quand je suis arrivée en France, j’ai été frappée par le travail de Courbet qui m’apparaissait comme l’artiste le plus opposé qui soit à l’art oriental. Ce qui est très fort dans l’art occidental c’est cette liberté du langage plastique qui se développe tout au long du XXe siècle. J’ai été spontanément sensible à cette liberté et à l’époque je n’avais pas conscience de faire de l’art oriental ou occidental ; ces catégories n’avaient tout simplement pas de sens pour moi. Par contre, ce qui m’apparaissait comme une limite dans l’art occidental, c’est une rationalité exacerbée qui empêche l’épanouissement de la spontanéité, de l’intuition, qui est souvent défavorable à la fraîcheur de l’expression. Il est assez caractéristique de constater que l’invention assez extraordinaire de l’art des années 70 est contrecarrée par des règles incroyablement raides, des interdictions de peindre… L’idéologie de l’avant-garde qui était devenue de plus en plus contraignante, liée à une culture historique, est contraire au mode de pensée oriental, en l’occurrence à mon mode de pensée.

Ce qui serait occidental dans mon travail, c’est le vocabulaire plastique, ces sculptures « ready made », une manière de gérer l’espace et l’échelle… Par contre, mon attitude, mes concepts, le sens même de mon œuvre sont sûrement issus de ma culture. Ma manière de procéder, où domine une position de passivité et une recherche de simplicité, est je crois très orientale. C’est le contraire de l’attitude de Richard Serra qui recherche les performances technologiques ou les prouesses d’équilibre à travers des sculptures généralement démesurées. Mes pièces prennent toujours leur forme naturellement, elles se font d’elles-mêmes, sans effort apparent. Le parallèle avec Serra illustre bien mon point de vue car nous travaillons les mêmes matériaux, dans des masses importantes, sur le même arrière plan défini par l’industrie métallurgique.

17- Par certains aspects ton œuvre peut évoquer ou rencontrer des artistes comme : Carl André, Jean Degottex, Lee U Fan, Richard Long, Robert Morris ou Robert Smithon. Quelles sont les relations ou les différences que tu vois à leur égard ?

Pour continuer sur les américains, je dirai que j’ai vu de belles pièces de Carl Andre il est vrai, mais ce qui m’est incompréhensible, c’est la systématisation. Par contre le travail de Smithson m’attire à travers sa démarche de choix et de déplacement ( Asphalt Lump, 1969 ), sa manière de laisser aller les choses d’elles-mêmes dans sa grande coulée d’asphalte par exemple (Asphalt Rundown, 1969 ), son intérêt pour la spirale comme forme cosmique, ses idées sur l’énergie et l’entropie…Cela dit, pour en rester à la même génération, je me sens beaucoup plus proche, au niveau de l’échelle et de la sensibilité, des artistes européens de l’arte povera, des gens comme Mario Merz, Kounellis, Anselmo…

Je vois par exemple un artiste comme Richard Long exactement à l’opposé de moi. Il trace un contour et le remplit avec des pierres ou des traces dessinées ce qui représente une attitude typiquement occidentale. Moi je pars toujours de l’intérieur de la forme pour aller vers un extérieur ouvert, potentiel, en devenir.

Je connais le travail de Lee U Fan depuis longtemps et dès le début, c’est une œuvre qui m’a beaucoup impressionnée par la coexistence d’une radicalité comparable à celle des artistes occidentaux, et d’une dimension orientale très affirmée. Il y a souvent un côté provincial chez les artistes orientaux contemporains qu’il n’a jamais eu car il a d’emblée utilisé les références de l’art international le plus avancé tout en préservant une sensibilité authentiquement coréenne. Pour moi, c’est une œuvre tout à fait exemplaire déjà à ce niveau et je crois qu’il est un des grands artistes du siècle. Sur un plan plus personnel, je me sens concernée par ce travail basé sur l’harmonie des contraires, l’économie des moyens, la simplicité, une sorte de réserve en même temps qu’une grande autorité dans la gestion de l’espace. Aussi bien dans sa peinture que dans sa sculpture, il pose une relation ( entre l’empreinte de pinceau et le blanc de la toile, entre la pierre et la plaque d’acier) qu’il laisse se jouer d’elle-même.