Entretien avec Jean Deloche, octobre 2012

1 – Dans les années 80 vous réalisez des installations avec des fragments de porcelaine, des rebuts métalliques. Mais, contrairement à d’autres artistes contemporains qui valorisent l’accumulation des déchets, la préoccupation « esthétique » est chez vous toujours présente. Ainsi la pièce que vous présentez à Bar-le-Duc joue à la fois avec « l’informe » et « la beauté ». Y a-t-il une continuité avec vos premières pièces ?

Mes premières pièces au début des années 80 étaient en général en terre et façonnées à la main. Lors d’un stage à la Manufacture de Sèvres, je fabriquais des ‘débris’ en appliquant un même acte répétitif qui nécessite de la persévérance, un travail long et même pénible ! J’appliquais de fines couches de porcelaine sur des pièces de tissu, puis je les détachais ; elles se repliaient sur-elle-mêmes, se froissaient ; ensuite elles étaient cuites, ce qui aboutissait à de très fines concrétions extrêmement fragiles, jamais identiques.

Au même moment, en visitant les ateliers de Sèvres, j’ai été attirée par des ‘bris’ (des supports de cuisson brisés en attente d’être transformés) que j’ai considérés comme une matière première. La brisure brutale et instantanée, la forme, la couleur la matière même (bien qu’il s’agisse aussi de porcelaine) les oppose à mes ‘débris’. J’ai fait une installation avec ces morceaux de porcelaine, ‘bris’ et ‘débris’ ensemble, dans leur état natif, tels quels, sans aucune intervention sur leur forme.

Cette expérience m’a incité à chercher des choses existantes : miroirs cassés, verre cassé, bois brûlé, etc. Et par la suite des métaux. Au départ, je les ai installées dans des niches, des éléments d’architecture en creux. C’étaient des fragments manipulables dont il se dégageait une picturalité. Après ces installations, j’ai cherché à constituer une unité de la pièce, la concevoir comme une vraie sculpture. C’est à ce moment que j’ai travaillé des formes soit massives, soit ouvertes, des masses hermétiques par opposition à des réceptacles. Le métal est devenu mon matériau principal et j’ai élaboré un processus de travail consistant à choisir et déplacer.

Depuis quelques années, je me suis focalisée sur le métal en fusion ; de cette manière je retrouve le travail à la main, mais avec plus d’intensité et d’ampleur. Parallèlement, j’ai réalisé un vrai travail de dessin tout au long de ces périodes.

2 – Arrangement d’objets ou coulées de métal en fusion, votre intervention semble chaque fois minimale. Laissez-vous les choses se faire ? Avez-vous « confiance » en elles ?

Sous l’aspect contradictoire et diversifié de ces travaux, le ‘non-agir’ est une constante dans mon travail ; il lui donne je crois sa cohérence. Tout au long de mon parcours, je n’ai jamais essayé de créer une forme : elle découle du processus que je mets en place. La forme vient d’elle-même, ce qui engendre sa propre manière d’être, sa propre énergie : en enclenchant le ‘non-agir’, les pièces viennent d’elles-mêmes. Depuis le façonnage jusqu’au déplacement, j’opère un minimum d’actes intentionnels dans une volonté de maximisation du ‘vide’. Le vide n’est pas la vacuité au sens occidental, ni le contraire du plein – le vide implique la réceptivité ou la potentialité. Etre ‘de soi-même’, c’est la nature, l’état de nature. Nous existons dans le ‘ciel-terre’ qui, dans la conception chinoise, désigne la nature, le cosmos, l’univers. L’existence de toute l’étendue se déploie selon deux pôles – yin yang. L’énergie circule entre ces deux pôles. Je ne le cherche pas volontairement ni consciemment, mais j’ai l’impression que j’ai tendance à aller à l’extrême dans ce va-et-vient entre deux polarités, opposant d’un côté des masses immuables de quelques tonnes, de l’autre des choses allant jusqu’à l’état de poussière, une solidité indestructible face à une fragilité extrême, des choses qui se briseraient dès qu’on les toucherait. C’est aussi la bascule entre passif et actif, entre l’instantané et la durée d’exécution jusqu’à l’épuisement, dans le cas de mes pastels gras par exemple.

3 – Saisie d’instant prend la suite d’un travail sur le cône commencé avec Trois ombres. Cette forme vous attire-t-elle pour des raisons particulières, ou est-elle choisie arbitrairement car susceptible de déclinaisons infinies ?

Les cercles, les sphères, les cônes, surtout les spirales correspondent à des formes élémentaires, fondamentales, universelles, qui évoquent l’infini. J’ai fait beaucoup de dessins en mouvement de spirale ou de cercle. A chaque fois le moment où la forme apparaît est un peu un suspens. C’est un acte, un moment de concentration, ce moment est un instant lié a l’infini. Chaque acte a son intensité spécifique : ce qui apparaît en résulte.

Il y a beaucoup d’affinité entre mes dessins et mes sculptures. De l’état liquide à l’état solide, c’est le titre d’une petite plaquette éditée à l’occasion d’une exposition de dessins dans les années 90. Les trois ombres vient de là, des dessins en spirale. Le métal liquide devient solide en refroidissant. Dans des séries de dessins que j’appelle de gauche à droite, bichrome, cercle, le liquide est jeté instantanément. C’est aussi rapide que jeter le métal en fusion. C’est de cette manière que j’ai fait la pièce que je présente aujourd’hui. La température du métal, celle du support, la quantité versée, tout ces éléments font apparaitre une forme instantanément qui est saisie, qui ne peut jamais être pareille, et qui s’arrête figée.

4 – Le choix du titre vise t-il à orienter le regard du spectateur ? Dans ce cas Saisie d’instant est-il une invitation à réfléchir sur le geste même de la création ?

Je ne cherche pas à orienter le regard du spectateur en nommant l’oeuvre. Le sens et la sensibilité sont à rechercher dans les affects qui pourront s’y projeter.  Pour ne pas les appeler ‘sans titre’, je donne un titre pour identifier les pièces, tout simplement. Dans le cas de Saisie d’instant : c’est une évidence ! Je suis naturellement imprégnée de culture coréenne, mais je vis depuis plus de 25 ans entre occident et orient, dans ces deux cultures opposées et complémentaires. Je n’ai pas assimilé complètement la culture occidentale, c’est peut-être pourquoi, parfois je fais référence à des grands maîtres occidentaux, par exemple Les trois ombres de Rodin. Après avoir fait ma pièce, je me suis rendue compte que je suivais Rodin tout en allant au contraire… La technique du bronze est ancrée dans la pratique de la sculpture depuis des millénaires : l’artiste exécute un modèle en plâtre ou en terre à partir duquel le fondeur va réaliser un moule qui permettra de tirer en bronze, par coulage du métal, autant d’exemplaires que l’on veut. Dans Les trois ombres, Rodin a installé trois figures identiques (trois tirages du même modèle) de manière qu’elles apparaissent différentes. Moi, j’ai utilisé un objet trouvé, un cône d’acier que j’ai décidé d’utiliser comme moule et à partir duquel j’ai fait trois pièces différentes en y versant directement le bronze liquide. Les trois pièces sont installées ensemble et forment un travail.

5 – Certains visiteurs disent reconnaître dans Saisie d’instant, des écorces abandonnées, des mues… Comme si votre sculpture cherchait à rendre compte d’une métamorphose…

J’ai découvert Ligier Richier à Bar-le-Duc. J’ai été saisie par l’oeuvre et sa relation avec mon travail. Le Transi montre un état transitoire, le passage d’un état à l’autre, la transformation mouvante où l’instantané ouvre l’éternité.