Wolganmisool, n°247, août 2005

Yoon-Hee vit dans le sud de la France dans une ancienne bergerie isolée qu’elle a entièrement restaurée. Dans son atelier, entre des séries d’arcades rustiques en pierre, sur un sol de béton parfaitement tendu, les sculptures prennent place. Au nord et au sud, de vastes baies vitrées laissent voir un paysage sauvage de roches et de cailloux où pousse une végétation rase. La lumière, bleue au nord, chaude au sud, illumine les espaces et enveloppe les pièces métalliques. Aluminium décapé jusqu’au blanc argenté ou lourd d’une sombre oxydation, cuivre noirci, acier aux reflets dorés ou d’un rouge profond, titane aux allures de bois pétrifié, zirconium luisant, laiton marqué d’ombres noires, bronze mat aux accents roses, nickel oxydé jusqu’au vert vif, plomb bleu… Ce sont d’abord des masses dont les plus légères pèsent quelques centaines de kilos et les plus importantes plusieurs tonnes. La plupart se développent horizontalement et se tiennent dans la proximité du sol ; quelques-unes se dressent ou s’appuient au mur.

Les formes circulaires, arrondies, dominent ; des formes compactes qui révèlent la densité du matériau. Quelques pièces sont creuses: ce sont des demi-sphères et des cônes dressés sur la pointe. A l’extérieur, à proximité du bâtiment, on découvre des blocs plus importants: une boule d’acier compressée par une forge puissante, usée comme si elle avait été traînée sur des fonds marins, une autre boule dont la surface est douce et dorée, transpercée sous l’effet d’un feu d’une rare intensité laisse voir qu’elle est remplie d’eau, enfin une énorme masse noire striée de taches verdâtres, posée comme un dolmen au-dessus d’un amas de roches. On pense à des météorites, à des blocs de lave expulsés d’un volcan; certaines formes évoquent l’animal, voire le végétal ou même l’humain.

Présence de la sculpture

Les sculptures de Yoon-Hee n’ont pas d’âge. On a l’impression qu’elles sont là depuis toujours. Dans une époque où la surenchère esthétique jette sans cesse sur le marché de nouveaux produits, où chaque décennie se clôt sur un style dominant, le travail de Yoon-Hee apparaît hors du temps linéaire rythmé par la mode, les médias, les mouvements artistiques. La sculpture de Yoon-Hee prend place dans un présent qui s’étire, qui s’installe, qui s’étale. Même si elle se reconnaît une parenté avec certains sculpteurs, sa sculpture n’exhibe aucune référence, même discrète, à d’autres œuvres. Evitant de s’historiciser, elle se situe dans une durée plus concrète, plus étroitement liée à l’espace.


A l’espace et au site. Le déplacement du spectateur par rapport à la pièce, sa présence dans la salle où elle est installée, positionnée, déterminent l’existence même de celle-ci. En cela d’ailleurs, Yoon-Hee est bien l’héritière du minimalisme tel que Robert Morris a pu le définir dans ses «Notes on sculpture» publiées dans la revue américaine Artforum dans les années soixante. Robert Morris insistait sur le fait que l’objet en soi n’est pas l’œuvre; c’est le déplacement du spectateur dans l’espace autour de l’objet, la perception qu’il en a par rapport à l’idée qu’il s’en fait qui constituent l’œuvre; faisant référence au fameux cube noir de 1.80 mètre de côté de Tony Smith, Robert Morris mettait en avant la question de l’échelle et donc la relation physique de l’objet avec le corps du spectateur. Certes, il n’y a nul point commun entre les volumes creux et sans matière, géométriques et peints en gris de Morris et les blocs massifs et irréguliers de Yoon-Hee, si ce n’est peut-être leur «présence». Cette présence de l’art minimal qui gênait tant Michael Fried qui y voyait un effet de théâtralité (voir le fameux texte «Art and objecthood»), elle prend une tout autre dimension chez Yoon-Hee car ses objets sont pleins. Ce sont des masses imposantes, mais pas seulement visuellement car, un peu à la manière d’un radar, le spectateur éprouve concrètement la consistance de ces objets, la quantité de matière concentrée qu’ils sont. Il faudrait plutôt évoquer ici les descriptions de sculptures africaines par Carl Einstein; la présence qui en émane n’est pas seulement la conséquence du fait qu’elles contiennent telle ou telle divinité, elle est la résultante directe de la manière dont le sculpteur a conçu l’espace de son œuvre. Cette présence se dégage de l’objet dès lors qu’il est en situation, mis en place dans un lieu spécifique. Tout le travail de Yoon-Hee consiste à déplacer et mettre en place. C’est un processus qui active l’objet, lui confère véritablement une dimension auratique.


Un esprit disponible

Car Yoon-Hee ne sculpte pas, elle parcourt le monde et prélève, ici ou là un fragment qu’elle déplace. Par la mise en place qui convoque le regard du spectateur, elle donne vie à ce fragment. Certes, les métaux sont parmi les plus anciens matériaux de la sculpture; mais surtout ils sont parmi les corps les plus denses de l’univers. Dans une exposition à Saint-Dié-des-Vosges en France, dans le cloître gothique en pierre rose qu’elle partageait avec Lee Ufan, Yoon-Hee avait aligné sur l’un des côtés du cloître cinq blocs, aluminium, acier, plomb et cuivre, une quinzaine de tonnes au total. Indispensable à l’effet de présence qu’elle recherche, la densité confère à chaque pièce une intériorité. Cette intériorité est une place pour la conscience; l’intimité qu’elle engendre donne, de façon fusionnelle, accès à un sentiment du monde.

Ainsi, Yoon-Hee parcourt surtout l’espace de la métallurgie, les usines, l’industrie lourde… Dans ces lieux de violence pure, cette femme fragile va observer les transformations de la matière, l’action des hautes températures, le passage du liquide au solide, l’écrasement des molécules, toutes ces opérations qui nous ramènent brutalement au sentiment des choses primordiales. Dans un entre-deux du processus, un fragment va se présenter à elle comme une évidence; avec ses aspérités, son impureté, son étonnante picturalité due aux oxydations qui apparaissent à ce moment où il est soustrait à la chaîne industrielle, portant les multiples traces, éraflures et incisions consécutives à sa manutention (ce sont parfois de véritables gravures toutes faites qui en couvrent la surface) et finalement posé là, devant le spectateur, avec une infinie délicatesse, comme on ferait avec une fine pièce de porcelaine.


Pour intellectuel et détaché des tâches d’exécution qu’il puisse paraître, cet acte du choix implique néanmoins un investissement physique considérable: la présence sur les sites industriels, la gestion souvent très complexe du transport et de la manutention, le travail de «révélation» et de finition (nettoyage, brossage, vernis, etc.) et finalement la mise en place qui nécessite parfois un nombre important de manipulations. C’est assez naturellement qu’au simple choix se substituent parfois de simples actes, et cela dépend de la manière dont Yoon-Hee veut faire sentir l’espace, dans l’intériorité du bloc concentré ou dans l’extériorité de la matière répandue, ouverte ou déployée. En meulant un bloc de cuivre pour en faire jaillir la couleur intrinsèque ou en répandant du métal en fusion, elle ne fait que poursuivre avec les matériaux de la sculpture ce qu’elle pratique régulièrement en dessinant. Réalisé selon une technique aussi peu artisanale que possible, on pourrait décrire chaque dessin comme un tracé qui jaillit de lui-même. Spirales, cercles, flux verticaux ou horizontaux tracés en noir sur de grandes surfaces vides, l’économie des moyens permet à l’effet de se déployer au maximum. Pour Yoon-Hee, la pratique du dessin est en quelque sorte une discipline qui maintient son esprit disponible et concentré.

Les cônes coulés en bronze et en aluminium, réalisés en 2002 et 2003, déclinent l’opposition du solide et du fragile, du plein et du vide. Posés en équilibre sur la pointe, les cônes d’aluminium sont formés d’une fine paroi brillante et cassante, une sorte de tressage métallique spontané obtenu par la solidification instantanée du métal en fusion jeté librement à l’intérieur du moule. Ce travail sauvage, comme le dit Yoon-Hee elle-même, en dehors de toutes les règles du métier de fondeur, produit à l’intérieur des cônes une surface agitée de vagues et de moutonnements qui capte la lumière et la concentre, donnant naissance à un autre espace qui creuse comme un trou dans l’espace concret du réel.

La pièce intitulée «Les trois ombres» reprend sciemment le titre d’une célèbre sculpture de Rodin. Réalisés à partir du même moule conique, les trois éléments–contrairement à ceux de Rodin qui sont rigoureusement identiques–diffèrent nécessairement par la technique même du coulage. Yoon-Hee a choisi le bronze, matériau classique de la sculpture métallique. Le bronze, dont le point de fusion est beaucoup plus élevé que celui de l’aluminium, est aussi plus dense, donc plus lourd, et plus visqueux. Le jeter à 1200° dans les moules est une opération d’une rare violence; il faut travailler dans une chaleur suffocante, dans une fumée aveuglante, avec un matériau qui bouillonne, explose, jaillit de façon incontrôlable. Résultat non d’une technologie éprouvée, mais d’une sollicitation de la matière primordiale, ce qui vient ainsi est accepté comme œuvre.

On retrouve la même exténuation physique, la même angoisse, le même danger permanent quand il s’agit de transporter et d’installer les blocs de plusieurs tonnes qui risquent à tout instant de glisser, de basculer. Chez Yoon-Hee, si l’exécution porte l’excès à son comble, ce n’est jamais une lutte mais plutôt un passage; c’est pour mieux aboutir à ce calme que la pièce doit induire chez le spectateur. A ce titre les expositions au Centre d’art de Gennevilliers en 1996, puis à la galerie Ci-Gong à Daegu en 2003, des espaces blancs immaculés dont le sol même est peint en blanc, parfaitement dans la tradition moderniste du «white cube» , ont donné lieu à des installations où les pièces semblaient flotter dans une sorte d’apesanteur ; en découlaient une paix intérieure, une sorte de connivence avec le monde, un sentiment d’être là dans le déploiement de l’étendue, une osmose silencieuse entre dedans et dehors.

Yoon-Hee évoque la nature à propos de son travail( il faut se garder de l’entendre au sens étroit des occidentaux pour qui, ni urbaine, ni industrielle, la nature serait en quelque sorte dans le paysage ). La nature, c’est ce qui existe de soi-même, c’est le principe interne de création/transformation par lequel les formes s’engendrent et se renouvellent. Le travail de Yoon-Hee convoque une forme d’évidence; délaissant la particularité du point de vue ou de l’intention, elle cherche à atteindre une globalité en laissant venir ce qui vient de soi-même, spontanément.


Expositions et histoires de sculptures

Dans l’atelier, l’installation des pièces implique une sorte de compromis afin que chacune d’elles soit viable individuellement et que l’ensemble le soit aussi. Si cette vision panoramique de l’œuvre est impressionnante par l’unité qui s’en dégage et le charme particulier qui s’attache à chaque pièce, elle ne permet toutefois pas de présenter chaque sculpture dans sa configuration spatiale optimale. C’est pourquoi chaque exposition de Yoon-Hee est un événement important. Certaines furent exceptionnelles et méritent à ce titre d’être évoquées.

C’est à l’occasion d’expositions que Yoon-Hee a pu faire de véritables monuments en extérieur. Le plus ancien est sans doute l’ensemble de colonnes dressées en 1987 sur la pelouse du centre d’art de Brétigny-sur-Orge en Ile-de-France: dix-huit tubes géants en acier goudronné d’un noir luisant s’élevant jusqu’à cinq mètres de hauteur et décrivant un triangle de dix mètres de côté. En 1996, c’est un bloc d’acier de plus vingt tonnes découpé en tranches comme un gâteau à l’aide d’un chalumeau oxycoupeur géant qui est installé dans la cour du centre d’art de Gennevilliers en région parisienne. Enfin, en 1999, elle place dans la forêt du parc du Dourven, en Bretagne, une pelote de fil d’acier de quatre tonnes enroulée sur elle-même qui semble se fondre dans le paysage, comme si elle avait toujours été là, malgré ses dimensions imposantes. Pour chacune de ces trois œuvres, nul projet. Ni études, ni dessins préparatoires. Simplement la rencontre de l’objet adéquat, au moment voulu, comme une évidence qui s’impose d’elle-même.

Avec ses 500 m2, la galerie Nikki Diana Marquardt à Paris a permis à Yoon-Hee des installations d’une très grande précision. Une pièce de1990,«D’elle-même», y était particulièrement en valeur; il s’agit de trois coupelles semi-sphériques de 140 cm de diamètre, en aluminium, à l’intérieur desquelles, tracés au balai avec du goudron, apparaissaient des signes ressemblant à des idéogrammes.

La pièce de 1987 intitulée «Catastrophe intime», constituée de deux épaisses dalles de laiton verdâtre, a connu un destin étrange avant d’être achetée en 1991 par l’Etat français pour figurer dans la prestigieuse collection du Château d’Oiron : trouvée et acquise par Yoon-Hee, la pièce est ensuite volée. Par un incompréhensible hasard, elle la retrouve dans une usine, prête à être refondue, et la récupère in extremis.

Les pièces de Yoon-Hee ont toutes une histoire. C’est généralement d’abord celle de leur «invention» puis celle de leurs différentes installations. Les lieux d’exposition imposent parfois des contraintes qu’il faut résoudre par des détours complexes. Ainsi, pour faire entrer «Violence calme» dans la galerie Pierre Colt à Nice, il a fallu construire sur place une structure d’acier, la démonter avant le vernissage et la remonter pour sortir la pièce. De même en 1996, la Manufacture des Oeillets à Ivry-sur-Seine ne présentait de porte assez large pour faire entrer «Inconnu», un fragment de sphère en aluminium de 187 cm de diamètre pesant un peu plus d’une tonne. Installée sur le parquet grossier de cette ancienne usine, en vis-à-vis avec «Inoubliable», une masse dressée entièrement déchiquetée comme si elle avait subi une tempête de feu, «Inconnu» imposait le calme de sa surface doucement animée comme l’eau d’un lac, invitant le spectateur au recueillement et à la méditation.

L’une des plus belles expositions de Yoon-Hee s’est déroulée à la Galerie du Dourven, une ancienne maison particulière transformée en centre d’art, dans un parc arboré orienté face à la mer, en Bretagne, un site d’une exceptionnelle qualité. Les dessins étaient présentés en lumière naturelle dans une galerie vitrée tandis que les sculptures avaient été conçues spécialement pour le parc. Du plomb fondu, comme un instantané de la pluie qui touche le sol, avait été répandu dans un pavillon de douaniers vieux de trois siècles, tandis qu’un petit bloc de cuivre cylindrique, meulé jusqu’à faire apparaître la couleur pure du matériau, un rose si vif qu’il en est éblouissant, avait été installé sur un promontoire rocheux dominant la mer aux teintes changeantes.

Orient / occident

Cette pensée proprement asiatique dont on constate la permanence à travers l’œuvre de Yoon-Hee, position assez rare aujourd’hui qui la rapproche d’artistes tels que Lee Ufan qui revisite les enjeux de la tradition sur un mode non figuratif ou Kim Soo-Ja dont le nomadisme rappelle l’errance des peintres et des poètes anciens, cette pensée s’est développée dans un contexte radicalement occidental. L’exaltation des matériaux et leur mise en espace chez Brancusi, l’affirmation violente des masses chez Richard Serra, le concept d’entropie chez Smithson (Yoon-Hee se réfère à des pièces fameuses de 1969 comme «Asphalt Rundown» ou «Glue Pour»), l’excès propre à la vision humaniste de Kounellis, autant de références fortement inscrites dans la mémoire de Yoon-Hee. Si l’on veut la situer aujourd’hui sur la scène artistique mondiale, on s’aperçoit qu’elle est rigoureusement seule à produire une œuvre de ce genre. La sculpture est rare et ceux qui en perpétuent la pratique continuent à sculpter, à intervenir sur le matériau pour le plier à leur intention, comme par exemple Richard Deacon. C’est en dressant un paradoxe qu’on tentera de comprendre la place de Yoon-Hee: les tableaux vivants de Vanessa Beecroft où tous les éléments sont maîtrisés consciemment jusque dans les moindres détails, qui parlent de la société, de ses pompes, de ses contraintes, de sa violence, constituent peut-être ce qui est diamétralement opposé au travail de Yoon-Hee.